CHAPITRE V

DANS LA CHAMBRE DU MAÎTRE D’HÔTEL

— Et si nous allions perquisitionner dans la chambre d’Ellis ? proposa M. Satterthwaite, ayant savouré pleinement l’embarras de sir Charles.

L’acteur s’empressa d’accepter cette diversion.

— Excellente idée, cher ami ! J’allais vous la soumettre moi-même.

— Naturellement, les policiers l’ont déjà fouillée de fond en comble…

— Les policiers…

Sir Charles, se mettant dans la peau du fameux Aristide Duval, écarta la police d’un geste méprisant. Soucieux de chasser ses pensées amères, il se plongea avec une ardeur accrue dans le rôle du célèbre détective.

— Les policiers sont des ânes bâtés ! s’écria-t-il. Que sont-ils allés chercher dans la chambre d’Ellis ? Des preuves de sa culpabilité. Nous autres, nous y chercherons les preuves de son innocence… C’est tout autre chose !

— Êtes-vous donc convaincu de l’innocence d’Ellis ?

— Si nous avons vu clair dans la mort de Babbington, Ellis doit être innocent.

— Oui, en outre…

M. Satterthwaite n’acheva pas sa phrase. Il allait dire que si Ellis était un bandit professionnel qui démasqué par sir Bartholomé s’en était débarrassé en l’empoisonnant, l’enquête perdait tout intérêt à ses yeux. Il se souvint juste à temps que sir Bartholomé était l’ami de sir Charles Cartwright et se reprocha la sécheresse de sentiments qu’il avait été sur le point de trahir.

Tout d’abord, la perquisition dans la chambre du maître d’hôtel demeura infructueuse. Dans les tiroirs et l’armoire, le linge et les vêtements étaient méticuleusement rangés. Les habits, de bonne coupe, portaient des marques de divers tailleurs. De toute évidence, c’étaient des vêtements et du linge usagés que lui avaient offerts ses différents patrons. Quant aux chaussures, fort bien entretenues, elles étaient mises sur des embauchoirs.

M. Satterthwaite prit un des souliers et murmura :

— Pointure 42.

Étant donné qu’on n’avait point relevé de traces de pas, sa remarque était oiseuse.

M. Satterthwaite fit ensuite observer à sir Charles que le maître d’hôtel avait dû s’enfuir dans son habit de service, ce costume manquant à la collection.

— Un homme de bon sens aurait choisi pour s’en aller un habit ordinaire.

— Voilà en effet une chose bizarre ! On serait tenté de croire qu’Ellis n’est point parti, mais cette supposition est ridicule.

Les deux hommes continuèrent leurs recherches. Pas de lettres, pas de journaux, sauf une coupure de quotidien relative aux soins à donner aux cors aux pieds et un entrefilet annonçant le prochain mariage de la fille d’un duc.

Sur la table, on voyait un sous-main et une bouteille d’encre… mais pas de plume. Sir Charles enleva le buvard du sous-main et le plaça devant la glace. Les traces d’encre parurent anciennes aux deux amis.

— Ou bien il n’a pas écrit de lettres depuis son arrivée ici, ou il ne les a pas séchées au buvard, conclut M. Satterthwaite. Ce buvard est vieux. Ah ! voici du nouveau.

Satisfait de sa trouvaille, il montra à sir Charles la signature de L. Baker à peine déchiffrable dans l’enchevêtrement des signes d’écriture.

— Pour moi, Ellis ne s’est point servi de ce buvard.

— Voilà qui semble bien étrange, fit lentement sir Charles.

— Expliquez-vous.

— D’ordinaire, un homme écrit quelques lettres…

— Non, si c’est un criminel.

— Possible. En tout cas, Ellis devait avoir quelque chose sur la conscience pour se sauver ainsi. Tout ce qu’il nous importe de savoir, c’est qu’il n’a pas assassiné Tollie.

Ils fouillèrent les coins et recoins, soulevèrent les tapis et jetèrent un coup d’œil sous le lit. Rien, si ce n’est une large tache d’encre près de la cheminée.

Les deux détectives amateurs s’éloignèrent complètement déçus et de plus en plus persuadés que les enquêtes se déroulaient de façon plus satisfaisante dans les romans policiers.

Ils posèrent quelques questions aux autres servantes, de toutes jeunes filles tremblant de peur sous le regard sévère de Mme Leckie et de Béatrice Church, mais elles n’apportèrent aucun éclaircissement.

Enfin ils prirent congé.

— Eh bien ! Satterthwaite, dit sir Charles tandis qu’ils traversaient le parc (le chauffeur de M. Satterthwaite devait les attendre devant le pavillon du garde), rien d’anormal ne vous a frappé ?

L’interpellé réfléchit. M. Satterthwaite n’aimait pas répondre précipitamment… Quelque détail aurait certes dû attirer son attention… D’autre part, il lui répugnait d’avouer l’inutilité de cette visite à l’Abbaye. Mentalement, il passa en revue les témoignages des servantes.

Ainsi que l’avait exprimé en quelques mots sir Charles, les résultats de l’interrogatoire pouvaient se résumer ainsi : miss Wills avait regardé partout, miss Sutcliffe avait paru bouleversée, Mme Dacres n’avait trahi aucune émotion et son mari s’était enivré. C’était peu, à moins que Freddy Dacres n’eût bu plus que de raison pour faire taire les remords d’une conscience coupable. Mais Freddy Dacres, M. Satterthwaite le savait, s’adonnait à la boisson.

— Et alors ? fit sir Charles, impatient.

— Rien, avoua malgré lui M. Satterthwaite, sinon que cette coupure de journal nous permet de conclure qu’Ellis souffrait de cors aux pieds.

Sir Charles fit la grimace.

— Votre déduction paraît logique. Mais à quoi nous avance-t-elle ?

M. Satterthwaite ne put répondre à cette question.

— Le seul autre détail…

— Allez-y, mon vieux, rien n’est à négliger…

— Je trouve bizarre cette façon de sir Bartholomé de plaisanter avec son maître d’hôtel. Vous rappelez-vous les paroles de la femme de chambre ? Ce n’était pas du tout dans les habitudes de notre ami.

— Certes, appuya sir Charles. Je connaissais Tollie encore mieux que vous et je puis certifier qu’il ne riait pas souvent avec ses inférieurs. Jamais il n’aurait parlé ainsi… à moins que, pour une raison inconnue, il ne fût point à ce moment-là dans son état normal. Nous devons tenir compte de votre observation, mais où nous mène-t-elle ?

— Eh bien !… commença M. Satterthwaite.

Mais, de toute évidence, la question posée par sir Charles n’était que pure rhétorique. Peu lui importait le point de vue de son compagnon, pourvu qu’il émette le sien.

— Satterthwaite, vous souvenez-vous du moment où s’est produit cet incident ? Tout de suite après qu’Ellis lui eût remis un message téléphoné. On peut raisonnablement en déduire que ce message provoqua la familiarité exceptionnelle de Tollie.

M. Satterthwaite l’approuva d’un signe de tête et dit :

— Ce message l’avertissait qu’une femme, Mme de Rushbridger, était arrivée au sanatorium. Rien de sensationnel là-dedans !

— À première vue, non. Mais si vos déductions se confirment, ce message devait contenir un sens caché.

— Peut-être, concéda Satterthwaite.

— Indubitablement, insista sir Charles. À nous d’en déchiffrer l’énigme. Une pensée me vient à l’esprit. Ce message, dont la teneur paraît banale, devait s’interpréter sans doute de façon toute différente. Si Tollie, dans son enquête sur la mort de Babbington, s’était assuré les services d’un détective privé, il avait pu, pour le cas où celui-ci décèlerait certains faits, convenir avec lui d’une phrase particulière qui n’apprendrait rien au profane. Voilà qui expliquerait sa bonne humeur et sa question à Ellis au sujet de l’orthographe du nom… Il savait fort bien qu’une telle personne était fictive.

— Ainsi, selon vous, Mme de Rushbridger n’existerait pas ?

— Nous devrions, ma foi, nous en assurer.

— Comment ?

— Faisons un saut jusqu’au sanatorium et voyons la directrice.

— Elle trouvera peut-être notre démarche bizarre.

Sir Charles éclata de rire.

— Laissez-moi faire, dit-il.

Quittant la grande allée, les deux hommes prirent la direction du sanatorium.

M. Satterthwaite dit à sir Charles :

— Voyons, Cartwright, est-ce que rien ne vous a frappé au cours de notre visite à l’Abbaye ?

Sir Charles répondit lentement.

— Mais, si… Le malheur est que je ne puis me souvenir de quoi il s’agit.

L’autre, tout surpris, le dévisagea.

— Comment m’expliquer ? dit sir Charles, fronçant le sourcil. Un détail m’a fait tiquer sur le moment mais le temps me manquant pour m’y arrêter, je me promis d’y réfléchir plus tard.

— Et à présent, impossible de réveiller votre souvenir ?

— Oui, j’ai seulement l’impression qu’à un certain endroit je me suis dit : « Voilà qui est drôle ! »

— Était-ce pendant l’interrogatoire d’une des servantes ?

— Inutile d’insister… plus j’y pense, moins je m’en souviens… N’en parlons plus… cela me reviendra tôt ou tard.

Ils arrivaient en vue du sanatorium, une grande bâtisse moderne, toute blanche, séparée du parc par des palissades. Ils franchirent une barrière, sonnèrent à la porte d’entrée et demandèrent à voir la directrice. C’était une femme grande, d’âge moyen, au visage intelligent et à l’air compétent. Elle connaissait de nom sir Charles et savait qu’il était l’ami de feu sir Bartholomé Strange.

Sir Charles expliqua qu’il arrivait de voyage et avait appris avec stupeur à Monte-Carlo la mort mystérieuse de son ami. Il venait de faire une visite à l’Abbaye afin d’apprendre le plus de détails possible. En termes émouvants, la directrice déplora la perte irréparable que représentait pour le sanatorium la tragique disparition de sir Bartholomé, dont elle vanta les qualités professionnelles. Sir Charles s’inquiéta de savoir ce que deviendrait le sanatorium. La directrice lui expliqua que sir Bartholomé avait deux associés, praticiens de tout premier ordre, et que l’un d’eux résidait au sanatorium.

— Je sais que sir Bartholomé était fier de son établissement, remarqua sir Charles.

— Certes, et ses guérisons étaient fameuses.

— Il soignait surtout les maladies nerveuses, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Cela me rappelle… un de mes amis de Monte-Carlo qui avait envoyé ici une de ses parentes… je ne me souviens plus du nom de cette dame… Rushbridger… Rushbridger… quelque chose de ce goût.

— Vous voulez parler de Mme de Rushbridger ?

— C’est cela même. Est-elle toujours ici ?

— Oh ! oui. Mais je crains qu’elle ne puisse vous voir… d’ici longtemps encore. Elle fait une cure de repos très stricte.

La directrice eut un sourire malicieux.

— Pas de lettres, pas de visites…

— Elle n’est tout de même pas malade à ce point ?

— Elle souffre d’une mauvaise crise nerveuse… perte de mémoire, épuisement… Oh ! avec le temps, nous la rétablirons, ajouta la directrice d’un ton rassurant.

— Voyons un peu… n’ai-je pas entendu Tollie… sir Bartholomé… parler d’elle ? Cette patiente était une de ses amies, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas, sir Charles. Du moins, le docteur n’en a jamais rien dit. Tout récemment, elle est arrivée des Antilles.

— Son mari l’accompagnait-il ?

— Non, il est resté là-bas.

— Alors… je dois confondre. Il s’agissait d’une malade à qui sir Bartholomé s’intéressait particulièrement.

— Les cas d’amnésie sont assez fréquents, mais un spécialiste s’intéresse toujours à eux ; il y a tant de degrés dans cette maladie !

— Merci de vos renseignements. J’ai été heureux de bavarder un peu avec vous. Je sais que mon ami vous tenait en haute estime. Il parlait souvent de vous, acheva sir Charles, sans la moindre sincérité.

— Oh ! j’en suis très flattée, répondit la directrice, épanouie d’orgueil. Un homme de tant de valeur ! Quelle perte pour nous tous ! Nous avons été atterrés à l’annonce de sa mort. Empoisonné ! Qui aurait commis un tel crime ? C’est incroyable ! Et pour quel motif ? J’espère que la police arrêtera cet immonde maître d’hôtel.

Sir Charles hocha tristement la tête, et les deux amis s’en allèrent, rejoignant la voiture par la route.

Afin de se rattraper de son silence forcé durant leur visite au sanatorium, M. Satterthwaite témoigna d’un vif intérêt pour l’accident d’Oliver Manders et assaillit de questions le gardien de la propriété, un homme d’âge mur, à l’esprit lent.

— Oui, c’est à cet endroit, répondit le bonhomme. Le jeune monsieur était à motocyclette. Je n’ai pas assisté à l’accident, mais j’ai entendu du bruit et je suis sorti pour voir ce qui se passait. Il se tenait debout et ne semblait pas blessé, mais il regardait d’un air dépité sa machine en morceaux. Quand il m’a demandé le nom du propriétaire et que je lui ai appris que l’Abbaye appartenait à sir Bartholomé Strange, il m’a dit : « En voilà de la veine », et il a couru vers la maison. Ce gentleman m’a paru très calme, mais un peu fatigué. Je ne vois pas comment un pareil accident a pu lui arriver.

— C’est la fatalité, sans doute, dit M. Satterthwaite.

Il observa la grande route : pas de tournants, pas de carrefours dangereux, rien qui obligeât un motocycliste à aller se jeter contre un mur de trois mètres de haut. En effet, un drôle d’accident.

— À quoi pensez-vous, Satterthwaite ? demanda sir Charles, intrigué.

— À rien.

— C’est bizarre, dit sir Charles en considérant le mur.

Les deux hommes remontèrent dans la voiture, qui s’éloigna.

M. Satterthwaite se plongea dans ses réflexions. Mme de Rushbridger… la version de Cartwright ne tenait plus… il ne s’agissait pas d’un message secret, puisque cette femme existait en réalité. Mais en quoi intéressait-elle particulièrement sir Bartholomé Strange ? Avait-elle été témoin de quelque chose, ou offrait-elle un cas tout à fait spécial de maladie nerveuse ? Ou alors était-elle séduisante ? Tomber amoureux à l’âge de cinquante-cinq ans (M. Satterthwaite en avait plus d’une fois fait l’observation) modifie du tout au tout le caractère d’un homme. L’amour peut rendre facétieux un homme grave.

Le cours de ses pensées fut interrompu par un geste de sir Charles.

— Satterthwaite ! dit celui-ci. Cela vous ennuierait-il que nous rebroussions chemin ?

Sans attendre la réponse, Cartwright saisit le tuyau acoustique et lança un ordre au chauffeur. L’auto ralentit et fit demi-tour.

— Qu’y a-t-il ? demanda Satterthwaite.

— Je me souviens à présent de ce qui a attiré mon attention à l’Abbaye : la tache d’encre sur le parquet dans la chambre du maître d’hôtel.

 

Drame en trois actes
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